Le positionnement des Verts européens sur la notion de “propriété intellectuelle”
Le rejet de l’ACTA par le Parlement Européen en juillet 2012 fut une victoire mémorable de cette legislature (1). Ce soi-disant “accord commercial anti-contrefaçon” (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) avait pour objectif réel d’établir de nouvelles règles globales en matière de propriété intellectuelle (IP), qui allaient au-delà de la loi internationale actuellement en vigueur, en dépossédant au passage l’Organisation Mondiale du Commerce et l’Organisation Mondiale sur la Propriété Intellectuelle (WIPO) de leurs prérogatives sur le sujet. Il s’agissait en fait d’imposer au monde entier les intérêts industriels d’un petit club de pays (2).
Le rejet de l’ACTA, et la mobilisation sociale qui l’a rendu possible, sont un signe fort que des changements positifs sont possibles dans notre société.
Le terme “propriété intellectuelle” couvre en réalité beaucoup de choses, qui peuvent avoir trait aux brevets et aux technologies, à Internet et aux droits de copie, aux marques et aux règlements pour l’exportation de biens, au design industriel, à la protection des informations géographiques, etc.
Mais ce concept de « propriété intellectuelle », inventé comme outil idéologique par une poignée d’industriels dans les années 1980, perd aujourd’hui une partie de sa magie et de son clinquant. Les populations sont de plus en plus sceptiques, elles ne croient plus à la rhétorique des actionnaires des grandes entreprises et commencent à voir les réglementations promues par les arènes politiques pour ce qu’elles sont : des menaces pour les libertés individuelles et les droits des citoyens, des régulations conçues pour le seul bénéfice d’intérêts privés, et pas au nom de l’intérêt général.
Contrairement à une idée répandue par l’industrie, dans le domaine des brevets, le prix à payer pour l’accès aux médicaments n’est pas une garantie que nous aurons accès aux traitements qui s’avéreront nécessaires pour combattre les maladies à venir – et “nous” se réfère ici aux individus comme à la société tout entière. En réalité, le monopole perpétuel des droits accordés aux géants de l’industrie pharmaceutique n’assure en aucun cas l’innovation médicale, ni que ces innovations pourront être partagées librement. Seul un faible pourcentage du prix des médicaments sert à financer la recherche, qui n’est d’ailleurs pas toujours la recherche la plus nécessaire, et la difficulté est de plus en plus grande pour les patients d’acquitter les prix imposés par l’industrie pharmaceutique.
Dans le domaine du droit de copie, de plus en plus de monde comprend désormais que traiter les citoyens comme des criminels, des pirates ou des voleurs, simplement parce qu’ils partagent des objets culturels, est une réponse inappropriée et inefficace face aux changements sociétaux et économiques générés par Internet et les nouvelles technologies.
De fait, les politiciens eux-mêmes, habitués à répéter les éléments de langage de l’industrie, commencent à se poser des questions. De quoi parle-t-on en fin de compte, lorsqu’on utilise l’expression “propriété intellectuelle” ? Lorsque cette expression est glissée dans des régulations, des directives et des législations qui réclament un renforcement de la “propriété intellectuelle”, qu’est-ce que cela implique vraiment pour notre société ?
Brevets, droits de copie (copyright), design industriel, droit des marques (trademarks)… Ces outils légaux ont en commun de donner des droits exclusifs à leurs propriétaires pour un temps plus ou moins long. En Europe, au moins 20 ans pour un brevet, 70 ans après la mort de l’auteur pour les droits de copie, 25 ans pour le design industriel, 10 ans renouvelables pour le droit des marques, etc. Pourtant, il s’agit de droits très différents les uns des autres, qui régissent une grande diversité de situations, de secteurs, d’activités et d’acteurs. Ils ne devraient pas être tous considérés et gérés de la même manière.
Ainsi, il est simpliste et même faux de croire que la “propriété intellectuelle” est utile à la création et à l’innovation, qu’elle serait nécessaire à ceux qui veulent inventer, qu’il s’agisse d’artistes, de scientifiques, de corporations internationales ou de petites et moyennes entreprises. Et c’est d’autant plus le cas alors que la Chine devient le pays qui génère le plus de brevets chaque année. Plus des deux tiers des brevets émis dans le monde sont chinois, à une époque où les artistes et les auteurs sont de plus en plus forcés à transférer leurs droits à des producteurs ou des diffuseurs.
Dans un tel contexte, les Européens doivent envisager ces problématiques de manière intelligente et stratégique, s’ils veulent promouvoir la recherche nécessaire et aider les entreprises, les institutions publiques et les individus qui entendent participer à la création et à l’innovation.
C’est pourquoi, à côté de la bataille contre les accords du type ACTA ou les budgets voulus par les multinationales pour imposer des monopoles illégitimes dans le cadre des accords de libre échange (3), un sujet crucial pour nous les Verts est la promotion de choix de société progressistes, afin de faciliter et d’encourager la création et l’innovation, sans multiplier les droits exclusifs qui vont à l’encontre de cet objectif (4).
Quelques réformes et évolutions nous paraissent donc essentielles. La course aux brevets est un jeu opaque dont les règles sont trop complexes et/ou risquées pour la plupart des institutions publiques et des PME. Seules les véritables inventions devraient faire l’objet de brevets, pas les éléments de la nature ni les améliorations mineures de produits déjà existants (5). Dans des domaines aussi cruciaux que le changement climatique (6), l’énergie ou la santé (7), de nouvelle stratégies sont nécessaires afin de promouvoir l’innovation.
Nous avons besoin de réformes dans le domaine du droit de copie (8) pour s’adapter aux évolutions technologiques et pour faciliter et accompagner les développements industriels et les nouveaux modèles économiques. Mais aussi pour protéger les besoins essentiels et les droits des individus contre les abus des droits exclusifs (9).
De nouvelles stratégies doivent être trouvées pour garantir des rémunérations appropriées aux artistes. Nous devons inventer des mécanismes pour les soutenir qui ne soient pas fondés simplement sur le droit de copie, et assurer que les ressources engrangées par les droits de copie reviennent bien aux auteurs et aux créateurs (10). Nous devons tirer avantage des options offertes par les nouvelles technologies pour organiser le travail collectif et individuel, tout en créant plus de transparence et de protection aux petits acteurs, injustement traités et utilisés par les corporations. Il faut retrouver un équilibre entre la protection des droits exclusifs et l’intérêt public. Les dépenses d’argent public devraient être considérées comme un investissement par le public, au bénéfice de l’intérêt commun, et non comme une contribution gratuite au seul bénéfice du secteur privé.
Les droits dits de “propriété intellectuelle” sont seulement des outils et devraient être considérés comme tels. Ils ne sont que des moyens, pas une fin en soi. Nos choix politiques devraient être animés par le souci d’une société plus équitable, plus écologique et plus démocratique.
Texte original en anglais par Gaëlle Krikorian, traduction et adaptation en français par Grégory Gutierez.
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Notes
1 – En 2010, les Verts/EFA ont lancé la campagne ACT on ACTA, qui a continué jusqu’à la défaite du traité au Parlement Européen.
2 – L’accord était négocié entre représentants des États-Unis, du Japon, du Canada, de l’Union Européenne, de la Suisse, de l’Australie, du Mexique, du Maroc, de la Nouvelle-Zélande de la République de Corée et de Singapour.
3 – La direction générale du commerce introduit dans des accords de libre-échanges des dispositions semblables à des dispositions d’ACTA de façon malheureusement routinière. Les Verts ont dénoncé cette pratique dans le cas de plusieurs accords dont celui négocié avec le Canada et celui avec l’Inde. La crainte est maintenant que cela soit à nouveau le cas dans l’accord de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec les Etats-Unis.
4 – C’est pour cette raison que les Verts européens ont lancé un appel appel pour un agenda progressif pour la Création et l’Innovation en 2013, afin que la société civile puisse partager idées et propositions avec les acteurs politiques. Voir aussi la résolution adoptée par le Parti Vert Européen sur le thème Digital Rights and Digital Common (droits numériques et “Communs” numériques) en mai 2013.
5 – Les Verts européens s’opposent à toute forme de brevet appliqué à la vie, y compris les graines et les plantes. Le rapport de Catherine Grèze pour protéger les ressources génétiques et les savoirs traditionnels a été adopté en janvier 2013. La réglementation pour l’implantation en Europe du Protocole de Nagoya sur la biodiversité et les bénéfices du partage, pour lequel Sandrine Bélier était rapporteur, a été adopté en séance plénière en septembre 2013.
6 – Les Verts/AFE ont proposé 13 mesures-clés pour promouvoir l’innovation et combattre le changement climatique
7 – Les Verts/AFE promeuvent de nouvelles options dans le cadre de l’adoption de la nouvelle plate-forme de recherche de l’Union Européenne, Horizon 2020, et notamment l’accès ouvert obligatoire des publications de recherche et l’implémentation par la Commission Européenne d’un projet pilote sur l’accès ouvert des données.
8 – Les Verts/EFA ont adopté un ”position paper” sur la Création et le Droit de copie à l’ère numérique en octobre 2011.
9 – Les Verts/EFA ont milité pendant des années au sein du Parlement Européen pour l’adoption d’un traité international pour les déficiants visuels . Un traité a été finalement adopté en juin 2013.
10 – Une nouvelle réglementation pour réformer la gestion des droits collectifs est en cours de négociation entre le Parlement Européen, la Commission Européenne et le Conseil Européen. Les Verts/EFA ont appelé à cette réforme depuis des années.